CHAPITRE III

Cadwaladr s’en était peut-être donné à coeur joie en revenant vers son château d’Aberystwyth avec son butin et ses prisonniers, mais au nord de sa route, Owain Gwynedd avait réprimé toute tentative de désordre d’une main de fer. Cadfael et son escorte avaient failli une ou deux fois avoir des ennuis après avoir laissé Oswestry à main droite et pénétré au pays de Galles, mais à la première occasion les trois irréductibles qui avaient laissé une flèche en travers de leur chemin y avaient regardé à deux fois quand ils se rendirent compte qu’ils devraient s’attaquer à trop forte partie, et ils prirent leurs jambes à leur cou pour aller se mettre à couvert ; la seconde fois un groupe de Gallois belliqueux et excités se montrèrent fort aimables en entendant Cadfael, très calme, les saluer en gallois et ils finirent par l’informer des déplacements du prince. La nombreuse famille de Cadfael, cousins germains et éloignés et ancêtres communs, était une garantie suffisante dans la majeure partie de Clwyd et une bonne partie de Gwynedd.

D’après eux Owain avait quitté son aire pour venir vers l’est, afin de garder un oeil sur Ranulf de Chester que ses succès avaient rendu assez fier peut-être pour lorgner du côté des terres du prince de Gwynedd. Il patrouillait dans les marches du territoire de Chester, et il était arrivé à Corwen sur la Dee. C’est ce que dirent les premiers informateurs. Les seconds, rencontrés près de Rhiwlas, étaient affirmatifs : il avait traversé les Berwins et il était descendu dans Glyn Ceiriog ; peut-être à présent campait-il près de Llanarmon, ou bien, avec son allié et ami Tudur ap Rhys, dans son château à Tregeiriog. Compte tenu que c’était l’hiver, même s’il était clément en ce moment, et voyant qu’Owain était beaucoup plus raisonnable que la plupart des Gallois, Cadfael décida de faire route vers Tregeiriog. Pourquoi camper, alors qu’il y avait un allié tout proche, avec un bon toit et un garde-manger bien rempli, dans une vallée relativement abritée parmi ces lugubres collines centrales ?

Le refuge de Tudur ap Rhys était situé dans un défilé où un ruisseau de montagne se jetait dans le Ceiriog, et ses limites en étaient discrètement mais efficacement gardées en ces jours troublés ; à preuve une patrouille de deux hommes apparut sur le chemin avant que la petite troupe de Cadfael ne soit sortie des bois qui dominaient la vallée. Un regard aigu évalua cette compagnie paisible et celui qui les observait dut estimer qu’ils étaient inoffensifs avant même que Cadfael l’ait salué en gallois, ce qui, avec son habit, constituait une garantie suffisante. Le jeune homme ordonna à son compagnon de courir avertir Tudur qu’il avait des visiteurs et lui-même les conduisit tranquillement à destination. Après la rivière, avec ses zones de forêt, ses quelques champs pierreux et ses petites maisons de bois entassées autour de la forteresse, des collines s’élevaient, brunes et lugubres en dessous, blanches et lugubres au-dessus, jusqu’à une montagne ronde et enneigée se détachant sur le ciel plombé.

Tudur ap Rhys sortit pour accueillir très aimablement les nouveaux venus. Il était petit, carré, très solide ; son épaisse chevelure brune était à peine striée de gris et sa voix puissante et mélodieuse aux accents sonores, alternativement forte et douce, évoquait la musique d’une chanson plutôt qu’un discours. Un bénédictin gallois, c’était une nouveauté pour lui, et que, par-dessus le marché, il soit venu d’Angleterre pour négocier avec un prince gallois l’était encore plus ; mais il fît courtoisement taire sa curiosité et conduisit son hôte dans une chambre sous son propre toit, où une jeune fille ne tarda pas à entrer avec l’eau pour qu’il puisse se laver les pieds, geste traditionnel d’hospitalité. En acceptant ou en refusant, il indiquerait s’il comptait ou non passer la nuit là.

Avant d’entrer, il n’était jamais venu à l’idée de Cadfael que le seigneur de Tregeiriog était celui-là même dont Elis avait parlé quand il lui avait raconté l’histoire de ses fiançailles enfantines avec une petite jeune fille, vive et brune qui était plutôt jolie d’une certaine façon et qui ferait l’affaire s’il devait l’épouser. A présent, elle était devant lui, tenant entre ses mains la cuvette qui fumait doucement ; elle se taisait devant l’hôte de son père, mais sa robe et son attitude montraient clairement qu’elle était la fille de la maison. Vive ? Oui, et sûre d’elle aussi, et bien qu’elle se conduisit avec une correction déférente, il y avait dans son regard une lueur pleine d’assurance. Brune, sans aucun doute. Ses yeux, ses cheveux auraient été noirs comme l’aile d’un corbeau s’il ne s’y était mêlé une chaude et discrète nuance rousse. Belle ? Pas tant que ça au repos, les traits de son visage très mince étaient irréguliers, depuis les yeux largement écartés jusqu’au menton pointu, mais dès qu’elle parlait ou s’animait, il y avait en elle une telle vivacité qu’elle n’avait nul besoin d’être belle.

— J’accepte votre offre bien volontiers, dit Cadfael, et vous en remercier Il me semble que vous devez être Cristina, la fille de Tudur. Si c’est bien vous, j’ai pour vous, et pour Owain Gwynedd, un message dont vous devriez vous réjouir.

— Oui, c’est bien moi, dit-elle, avec animation, ce qui accentua ses couleurs. Mais comment se fait-il qu’un moine de Shrewsbury connaisse mon nom ?

— C’est un jeune homme nommé Elis ap Cynan qui m’a parlé de vous. Vous pleuriez peut-être sa mort, mais il est sain et sauf au château de Shrewsbury pour le moment. Qu’a-t-on bien pu vous dire de lui depuis que le frère du prince est rentré de Lincoln avec ses hommes et son butin ?

Rien ne changea dans le visage alerte, mais le regard s’agrandit et devint plus brillant.

— On a dit à mon père qu’il était resté derrière avec ceux qui s’étaient noyés près de la frontière, mais personne ne savait au juste ce qui lui était arrivé. Alors c’est vrai ? Il est vivant et prisonnier ?

— Absolument, soyez tranquille, déclara Cadfael, et il s’est sorti sans dommage du combat et de la rivière. Il y a un moyen bien simple de le racheter, ainsi il pourra vous revenir et faire, je l’espère bien, un bon époux.

Tu peux toujours lancer un hameçon, se dit-il, observant le visage de la jeune fille, à la fois expressif et indéchiffrable, comme si elle pensait en un langage codé : ça m’étonnerait que ça morde. Cette demoiselle avait ses petits secrets et une façon bien à elle de prendre les choses en main.

— Eliud va être content, répondit-elle enfin, en le fixant droit dans les yeux. Il vous a aussi parlé de lui ?

— Il m’a parlé d’un certain Eliud, admit Cadfael prudemment, car il se sentait en terrain miné. C’est un cousin, m’a-t-il semblé, mais ils ont été élevés comme des frères.

— Ils sont encore plus proches, dit la jeune fille. M’autorisez-vous à lui annoncer cette nouvelle ? Ou préférez-vous que j’attende que vous ayez soupé avec mon père et que vous lui ayez parlé de votre mission ?

— Eliud est ici ?

— Non, pas pour le moment. Il est avec le prince, quelque part dans le Nord, le long de la frontière. Ils reviendront à la nuit tombée. Ils logent ici, et les troupes d’Owain campent tout près.

— Parfait, car c’est le prince que je dois voir, et cela concerne l’échange que nous envisageons entre Elis ap Cynan et quelqu’un d’une importance équivalente qui, à ce que nous croyons, a été pris par le prince Cadwaladr à Lincoln. Si la nouvelle est aussi agréable pour Eliud que pour vous, ce serait pure charité chrétienne de le rassurer aussi tôt que possible sur son cousin.

— Je le lui dirai dès qu’il mettra un pied à terre, l’assura-t-elle, et son visage resta indéchiffrable et calme. Ce serait grand dommage que cette belle amitié soit ternie un moment de plus.

Mais cette douceur se teintait d’amertume et son regard flamboyait. Elle quitta le moine sur une révérence courtoise et le laissa à ses ablutions avant le repas du soir. Il la regarda partir ; elle avait la tête haute, et son pas était vif mais silencieux comme un chat qui s’en va chasser.

C’était donc ainsi que les choses se passaient dans cette partie du pays de Galles ! Une petite fiancée, qui tenait beaucoup à ses droits et à ses privilèges, et son futur mari, qui n’y comprenait rien, qui se conduisait comme un gosse qui passe en sifflotant, et mettait le bras autour du cou de son ami d’enfance, envers qui il se montrait bien plus courtois qu’envers sa future femme. Et elle éprouvait une rancune violente qui lui venait de l’esprit et du coeur devant cet amour qui la réduisait au rôle de personnage secondaire, dont la présence n’était rien moins que désirée.

Il n’y avait pas de quoi dramatiser, si elle savait s’y prendre. Une jeune fille devient femme bien avant qu’un garçon ne devienne un homme. Il lui suffisait d’attendre un peu, d’apprendre à se servir de ses charmes et elle cesserait vite d’être un personnage secondaire. Mais elle était fière, sauvage et n’aimait guère attendre.

Cadfael se rendit présentable avant de partager le repas simple mais copieux offert par Tudur ap Rhys. Au crépuscule, les torches s’allumèrent à la porte de la grande salle, et du nord de la vallée, venant de Llansantffraid, monta une rumeur animée de cavaliers retour de patrouille. Dans la salle, les tables étaient disposées et au milieu de la pièce, le feu brillait clair, répandant une bonne odeur de bois jusqu’au plafond noirci. Owain Gwynedd, seigneur du nord du pays de Galles et d’une partie des terres voisines, entra, satisfait, affamé, et alla prendre place à la haute table.

Cadfael l’avait rencontré une fois, quelques années auparavant ; ce n’était pas un homme qu’on oublie facilement, même s’il attachait une importance réduite à son titre et aux cérémonies, si l’on excepte le caractère vraiment royal qui émanait de sa personne. Âgé d’à peine trente-sept ans, il était encore en pleine force de l’âge. De très haute taille pour un Gallois, il avait les cheveux blonds, héritage de sa grand-mère Raghnild du royaume danois de Dublin, et de sa mère Angharad, célèbre pour ses cheveux de lin parmi les femmes brunes du Sud. Ses jeunes guerriers imitaient sa grande confiance en lui-même, avec un air bravache dont leur prince n’avait nul besoin. Cadfael se demanda lequel de ces jeunes gens bruyants était Eliud ap Griffith, si Cristina lui avait déjà dit que son cousin n’était pas mort, en quels termes et avec quelle amertume jalouse, car elle s’accrochait à cette union, alors qu’on ne lui accordait qu’un minimum d’importance.

— Et voici frère Cadfael, des bénédictins de Shrewsbury, annonça chaleureusement Tudur, plaçant le moine tout près de la haute table. Il est porteur d’un message pour vous, monseigneur, de la part de la ville et du comté.

Owain évalua, de son regard bleu, la silhouette massive et le visage marqué, tout en caressant sa barbe dorée et bien taillée.

— Frère Cadfael est le bienvenu ainsi que tout geste amical de cette région, où une paix sûre m’arrangerait bien.

— Certains de nos compatriotes à tous deux ont récemment visité les frontières du Shropshire ; leur attitude était fort peu amicale et si après l’affaire de Lincoln la concorde ne régnait guère, ils n’ont pas contribué à la rétablir. Vous en avez peut-être entendu parler. Le frère de Votre Altesse n’était pas à la tête des pillards, et ne les a peut-être pas encouragé. Mais il a laissé quelques noyés dans une de nos rivières en crue que nous avons enterrés décemment. Et l’un d’eux, que nos soeurs ont sauvé des eaux, Votre Seigneurie désirera peut-être le racheter car, s’il faut l’en croire, il est votre parent, déclara Cadfael sans y aller par quatre chemins.

— Vous m’en direz tant ! s’exclama Owain dont les grands yeux bleus brillèrent. J’ai été occupé à tenir à l’écart le comte de Chester, mais pas au point de n’avoir pu m’intéresser aux exploits de mon frère. Il s’est offert plus d’une fantaisie de ce genre en revenant de Lincoln. Et chacune de ses bêtises va me coûter un bon prix. Comment s’appelle ce prisonnier ?

— Il s’appelle Elis ap Cynan, dit Cadfael.

— Ah ! fit Owain avec un long soupir de satisfaction et il reposa sa coupe qui résonna sur la table. Alors ce jeune imbécile est vivant et pourra raconter ce qui s’est passé ! Cela me fait grand plaisir à entendre, Dieu soit Joué, et vous aussi, mon frère, pour cette heureuse nouvelle. Aucun homme des bandes de mon frère n’a pu dire si le garçon était perdu, ni ce qui lui était arrivé.

— Ils couraient trop vite pour avoir le loisir de regarder en arrière, expliqua gentiment Cadfael.

— De la part d’un compatriote, je prendrai ceci comme ça vient, répliqua Owain avec un petit sourire. Ainsi Elis est vivant et prisonnier ! A-t-il été sérieusement blessé ?

— Une petite égratignure, c’est tout. Et cette aventure lui aura peut-être mis un peu de plomb dans la tête, par-dessus le marché. Enfin, il se porte comme un charme, je vous assure, et j’ai pour mission de vous proposer un échange, si par hasard votre frère a parmi ses prisonniers quelqu’un auquel nous tenons autant que vous à Elis. C’est Hugh Beringar de Maesbury qui m’envoie, et qui, au nom du Shropshire, vous prie de nous renvoyer son seigneur et shérif Gilbert Prestcote. Il adresse ses compliments et ses salutations à Votre Seigneurie, et il vous assure pleinement de notre désir de maintenir la paix.

— Les choses étant ce qu’elles sont, ce n’est pas de refus, et nous y trouverons chacun notre compte, répondit sèchement Owain. Où est Elis à présent ?

— Au château de Shrewsbury, où il peut se promener librement car il nous a donné sa parole.

— Et vous souhaitez qu’on vous en débarrasse ?

— Il n’y a aucune urgence, rectifia Cadfael. Nous l’apprécions suffisamment pour le garder encore un peu. Mais si le shérif est vivant et si c’est vous qui le détenez, nous le voulons. Hugh l’a cherché après la bataille et n’a trouvé nulle trace de lui. Ce sont les Gallois de votre frère qui ont envahi l’endroit où il combattait.

— Restez donc avec nous une ou deux nuits, lui conseilla le prince. J’enverrai quelqu’un chez Cadwaladr, et je verrai s’il a votre homme. Si oui, nous vous le rendrons.

 

On joua de la harpe, on chanta, on but du bon vin longtemps après que le messager du prince fut parti pour la première étape du long chemin qui menait à Aberystwyth. Les jeunes coqs d’Owain et les hommes d’escorte de Cadfael s’affrontèrent sans méchanceté à la lutte et à cheval, mais Hugh avait pris grand soin de ne choisir que des hommes qui avaient des parents gallois pour leur servir de passeport, ce qui à Shrewsbury ne posait guère de difficulté, de toute façon.

— Lequel d’entre eux est Eliud ap Griffith ? demanda Cadfael, balayant du regard la grande salle pleine de la fumée du feu et des torches, résonnant du bruit de voix.

— Je vois qu’Elis n’a pas perdu sa langue, prisonnier ou non, constata Owain. Son cousin et frère de lait rôde en ce moment à l’extrémité de la table voisine, il vous dévore du regard ; il attend d’avoir une chance de vous parler dès que je serai parti. C’est le grand garçon avec une tunique bleue.

Une fois qu’on l’avait remarqué, on le reconnaîtrait entre mille, pourtant il n’aurait pas pu être plus différent de son cousin ; son regard, fixé sur le visage de Cadfael, montrait une détermination et une volonté implacables, et son immobilité, sa tension, son inquiétude indiquaient qu’il était prêt à répondre au moindre signe d’encouragement. Owain, entrant dans son jeu, lui fit signe d’approcher et tel une lance vibrante, il arriva, tout frémissant. C’est vrai qu’il était grand, maigre, tendu ; ses yeux noisette brillaient dans son visage ovale et grave, dont la finesse de traits évoquait celui d’une femme, avec aussi une ossature délicate. L’anxiété et le dévouement qu’il montrait devaient concerner Elis en ce moment, mais en d’autres circonstances, il aurait pu s’inquiéter pour le pays de Galles, pour son prince, pour une femme, un jour, sans doute, mais quel qu’en soit l’objet, il éprouverait toujours cette angoisse. Il ne serait jamais tranquille, celui-là.

Il ploya sans hésiter le genou devant Owain qui lui tapa gentiment sur l’épaule.

— Viens donc t’asseoir ici près de frère Cadfael et pose-lui toutes les questions que tu as envie de lui poser. Remarque, le plus important, tu le connais déjà. Ton alter ego est vivant et on pourra le racheter si on y met le prix.

Sur ce, il les laissa ensemble et alla s’entretenir avec Tudur.

Eliud s’assit volontiers, poussa les coudes sur la table et se pencha ardemment vers Cadfael.

— Mon frère, ce que m’a dit Cristina, c’est bien la vérité ? C’est vous qui détenez Elis, et il va bien ? Les autres sont rentrés sans lui... J’ai essayé de me renseigner mais personne n’a pu me dire s’il lui était ou non arrivé quelque chose. Je me suis adressé à tout le monde, j’ai interrogé tout le monde, le prince en a fait autant, même s’il affecte de prendre ça à la légère. C’est le frère de lait de mon père – vous aussi, vous êtes Gallois, vous connaissez tout cela. Nous avons grandi ensemble depuis notre plus tendre enfance, et il n’y a plus d’autres frères, ni d’un côté, ni de l’autre.

— Je sais, acquiesça Cadfael, mais je ne peux que répéter ce qu’a dit Cristina, il est vivant, en bonne santé, parfaitement rétabli.

— Vous l’avez vu ? Vous lui avez parlé ? Vous êtes bien sûr que c’est Elis et pas quelqu’un d’autre ? insista Eliud d’un ton d’excuse. Si un de nos hommes, dont la prestance n’est pas celle du commun des mortels, s’est vu tomber entre vos mains, il a très bien pu se prévaloir d’un meilleur nom que le sien.

Cadfael décrivit patiemment son bonhomme, raconta une fois de plus la façon dont on l’avait sauvé des eaux et comment il s’était obstiné à ne parler que gallois jusqu’à ce qu’un Gallois l’oblige à sortir de son refuge et à parler anglais. Eliud écoutait, les lèvres entrouvertes, fixant intensément son interlocuteur qui ne tarda pas à le convaincre.

— Il a vraiment été aussi grossier envers les dames qui lui ont sauvé la vie ? Alors là, aucun doute, c’est bien Elis, il a dû avoir tellement honte de revenir à la vie entre leurs mains – comme un bébé qu’on force à respirer !

Pas d’erreur, ce jeune homme solennel savait aussi rire ; la gaieté illumina son visage sérieux et fit briller son regard. L’amour qu’il portait à son jumeau – qui n’en était pas un – n’était pas aveugle, il le connaissait comme s’il l’avait fait ; il lui avait adressé des critiques, s’était battu avec lui, mais il ne l’en aimait pas moins. La petite Cristina se préparait de joyeux moments.

— Et ce sont les nonnes qui vous l’ont remis. Il n’était pas blessé après qu’elles l’eurent séché manu militari ?

— Il s’était heurté contre un rocher dans la rivière alors qu’il allait se noyer, ce qui lui a valu une belle écorchure mal placée, rien de plus. J’ai mis bon ordre à tout ça. Ce qui l’ennuyait le plus, était que, le croyant mort, vous risquiez de le pleurer, mais mon voyage ici l’a délivré de cette inquiétude, comme vous de la vôtre. Même s’il est dans un château anglais, il ne lui faut pas l’éternité pour se sentir chez lui. Inutile de vous mettre martel en tête pour Elis ap Cynan.

— Oui, vous avez raison, acquiesça Eliud, d’une voix rêveuse, pleine d’affection et de bienveillance. Il a ce don, il l’a toujours eu et il l’aura toujours. Mais il l’a à un tel point que parfois je m’inquiète pour lui.

Parfois ? Toujours serait peut-être plus proche de la vérité, songea Cadfael après le départ du garçon. A présent dans la grande salle, on se préparait pour la nuit autour du feu de tourbe qui brûlait doucement. Pourtant, bien que pleinement rassuré sur le sort de son ami, et s’étant réjoui de ces bonnes nouvelles, le garçon s’éloignait, les sourcils froncés, les yeux perdus dans ses pensées. La vision que Cadfael avait de ces trois jeunes gens liés l’un à l’autre en un combat inévitable n’était pas sereine ; les deux garçons étaient amis depuis le berceau, mais encore plus étroitement liés par la gravité de l’un et la témérité innocente de l’autre, et la jeune fille fiancée depuis l’enfance à l’un de ces deux inséparables. Le prisonnier de Shrewsbury lui paraissait de loin le plus heureux des trois, puisqu’il vivait au grand jour, se chauffait au soleil, savait s’abriter des orages, trouvait d’instinct l’endroit le plus agréable et les occupations les plus amusantes. Les deux autres brûlaient comme des bougies, se nourrissant de leur propre substance et répandaient une lumière irritée et vulnérable.

Il pria pour tous les trois avant de s’endormir, et s’éveilla en pleine nuit, mal à l’aise, avec le sentiment que, quelque part, il y avait une quatrième personne encore dans l’ombre à qui il faudrait s’intéresser et pour qui il aurait à dire des prières.

 

Le lendemain fut clair et brillant ; le gel répandit ses cristaux lumineux dès que le soleil se leva ; c’était un plaisir d’avoir à passer toute une journée dans son riche pays de Galles, la conscience en repos, et en bonne compagnie. Owain Gwynedd repartit en patrouille vers l’est avec une demi-douzaine de ses guerriers et revint dans la soirée, très satisfait. Apparemment Ranulf de Chester se faisait oublier pour le moment et digérait ses acquisitions.

Quant à Cadfael, puisqu’il était déraisonnable d’attendre des nouvelles d’Aberystwyth avant le jour suivant, il accepta bien volontiers l’invitation du prince à les accompagner et voir par lui-même comment se présentaient les villages frontaliers d’où l’on surveillait l’Angleterre. Ils revinrent chez Tudur au début de la soirée et, derrière le bruit et l’agitation des palefreniers et des serviteurs, par la porte largement ouverte de la grande salle, se détachait sur la lueur du feu et des torches, la petite silhouette vive, brune et très droite de Cristina qui surveillait le retour de ses hôtes afin que tout soit prêt pour le repas du soir. Elle ne disparut que pour un bref instant, puis reparut pour les voir mettre pied à terre, avec son père à ses côtés.

Ce n’était pas le prince qu’observait Cristina. Cadfael passa près d’elle en entrant, et vit à la lueur des torches que son visage était tendu, ses lèvres serrées ne souriaient pas, et elle n’arrêtait pas de fixer Eliud qui descendait de cheval et donnait sa monture au palefrenier. La sombre lueur fauve brillait dans ses cheveux et ses prunelles noires semblaient, sous cet éclairage, être devenues plus claires. On y lisait une colère et une rancune violentes.

Ce qui surprit aussi Cadfael, quand il se tourna, mû par un sentiment de curiosité bien naturel, c’est la façon dont Eliud, s’approchant de la porte, passa devant elle, l’air sévère, lui adressant à peine la parole et continuant son chemin en détournant les yeux. Car s’il représentait une épine douloureuse dans sa chair à elle, elle lui rendait souci pour souci.

Plus le mariage aurait lieu vite, moins il y aurait de dégâts, et plus il y aurait de chances que tout cela ne laisse que des traces minimes, songea Cadfael en se rendant à vêpres. Il en venait à se demander s’il ne voyait pas d’une façon beaucoup trop simple cette tempête entre trois êtres, dont un seul était vraiment limpide.

 

Le messager du prince revint à la fin de l’après-midi du lendemain ; il fit son rapport à son maître qui manda aussitôt Cadfael afin qu’il fût mis au courant des résultats de sa démarche.

— Mon serviteur me dit que Gilbert Prestcote est effectivement entre les mains de mon frère, et qu’il est disposé à l’échanger contre Elis. Ça prendra peut-être un peu de temps car il semble qu’il ait été sérieusement blessé pendant l’affaire de Lincoln, et il se remet assez lentement. Mais si vous acceptez de traiter avec moi, je m’occuperai de lui dès qu’il sera possible de le transporter, et je le ferai remmener à Shrewsbury par petites étapes. Je le logerai à Montford la dernière nuit, là où les princes gallois et les barons anglais se réunissaient ordinairement pour parlementer. J’en informerai Hugh Beringar afin qu’il puisse le rejoindre. Et là, votre garnison pourra nous remettre Elis en échange.

— J’en suis vraiment heureux ! s’exclama Cadfael du fond du coeur. Et Hugh Beringar le sera aussi.

— Il me faudra des garanties, dit Owain, et je suis tout à fait disposé à vous en donner moi-même.

— En ce qui concerne votre bonne foi, jamais au pays de Galles ou dans ma terre d’adoption, l’Angleterre, nul ne l’a mise en doute. Mais mon seigneur à moi, vous ne le connaissez pas, et il sera heureux de vous laisser un otage, ce sera sa garantie jusqu’à ce que vous ayez pu récupérer Elis. A vous, personnellement il ne demande rien. Renvoyez-lui Gilbert Prestcote, vous pourrez revoir Elis ap Cynan, et vous nous renverrez notre otage quand il vous plaira.

— Pas question, objecta fermement Owain. Si je demande une garantie à un homme, il faut que je vous en fournisse une aussi. Laissez-moi votre homme maintenant, si vous le voulez, s’il a des ordres pour rester et s’il est lui-même d’accord, et quand mes gens ramèneront Gilbert Prestcote, j’enverrai Eliud avec lui ; il restera avec vous et répondra de l’honneur de son cousin et du mien jusqu’à ce qu’on puisse dignement procéder à l’échange, à la frontière, près d’Oswestry, disons, si je suis encore dans la région. Nous y conclurons notre marché. Il me parait bon, parfois, de respecter les convenances. De plus, j’aimerais bien rencontrer votre Hugh Beringar, car lui et moi, nous avons quelque chose en commun – nous devons nous méfier de certaines gens que je ne nommerai pas.

— Hugh a eu le même soupçon, avoua Cadfael avec ferveur, et croyez-moi, il appréciera beaucoup de venir faire votre connaissance à l’endroit qui, le moment venu, vous paraîtra le plus adéquat. Il vous ramènera Eliud et vous lui rendrez le jeune John Marchmain, qui est son cousin du côté de sa mère. Vous l’avez remarqué ce matin, c’est le plus grand d’entre nous. John a accepté de m’accompagner et il séjournera volontiers ici si tout se passe bien.

— On saura s’occuper de lui, affirma Owain.

— En vérité, il attendait cela avec impatience, bien qu’il ne parle pas couramment gallois. Et puisque nous voilà d’accord, conclut Cadfael, je veillerai à ce qu’il sache dès ce soir ce qu’on attend de lui, et demain, dès l’autre, je repartirai pour Shrewsbury avec le reste de mes compagnons.

 

Cette nuit-là, avant d’aller dormir, il sortit de la grande salle tiède et enfumée pour voir le temps qu’il faisait. L’air, bien qu’il y eût du gel, était moins froid, sans un souffle de vent. Le ciel était clair et plein d’étoiles, mais elles n’avaient pas la luminosité des périodes de gel intense. C’était une belle nuit, et même sans son manteau, il eut envie de faire quelques pas, jusqu’à l’entrée du château, là où des buissons et quelques arbres abritaient le portail. Il aspira profondément l’air froid, plein d’odeur de bois, le parfum de la nuit se mêlait à celui, mystérieux, de la terre et des feuilles assoupies, mais bien vivantes et il exhala par le nez les fumées du dîner.

Il allait rentrer et préparait son esprit aux prières du soir quand la pénombre s’anima autour de lui ; deux personnes sortirent de l’ombre des écuries, se dirigeant vers la grande salle à longues foulées silencieuses mais leurs arrêts brusques faisaient vibrer l’air plus que leurs gestes. Si ce couple parlait tout en marchant, il s’agissait à peine d’un murmure révélateur, et il y avait dans ses propos une acrimonie et une passion qui incita le moine à s’arrêter net là où il était protégé par la masse des arbres obscurs. Au moment où il comprit de qui il s’agissait, ils barraient la voie à son repos, et quand ils furent suffisamment proches, il ne put faire autrement que d’écouter. Mais l’homme étant ce qu’il est, peut-être aurait-il de toute façon cédé à la tentation.

— ... ne me veux pas de mal ! souffla une voix à la fois douce et amère. Mais chaque fois que tu respires, tu me fais du mal et me voles ce qui est à moi de droit ! Et maintenant tu vas courir vers lui, dès que cet Anglais sera transportable...

— C’est le prince qui m’a choisi, que veux-tu que j’y fasse ? protesta l’autre. Et puis, c’est mon frère de lait, qu’est-ce que tu y peux ? Pourquoi ne laisses-tu pas les choses aller ?

— Parce qu’elles vont de travers ! Tout cela est mauvais ! Tu as été choisi, hein ? (il y avait de la méchanceté dans la voix sifflante de la jeune fille). Mais tu aurais tué quiconque aurait voulu partir à ta place, tu le sais bien. Et moi qui vais rester là ! Alors que vous serez de nouveau ensemble, qu’il te mettra le bras autour du cou, et qu’il m’oubliera comme toujours !

Les deux ombres brillèrent à la lumière tamisée des dernières lueurs du feu, se découpant dans l’encadrement de la porte. Eliud haussa dangereusement la voix. La haute silhouette, dominant l’autre de la tête et des épaules, se dégagea violemment.

— Mais pour l’amour de Dieu, femme, tais-toi, et laisse-moi tranquille.

Il s’éloigna, l’écartant rudement de son chemin et disparut parmi les murmures et les rappels au silence de la grande salle. Cristina ramena ses jupes autour d’elle d’un geste rageur, et le suivit lentement, avant de se retirer dans sa propre chambre.

Cadfael en fit autant dès qu’il fut assuré qu’il ne gênerait personne en bougeant. Les deux perdants de cette bataille secrète étaient partis. S’il y avait un vainqueur, il dormait d’un sommeil d’enfant, ainsi qu’il semblait en avoir l’habitude dans une cellule de pierre, qui n’avait rien d’une prison, au château de Shrewsbury. Il retomberait toujours sur ses pieds, celui-là. Il y en avait deux autres, en revanche, qui semblaient plutôt habitués à trébucher à force de regarder trop loin devant eux au lieu de prendre garde où ils mettaient les pieds.

Néanmoins, ce n’est pas pour eux qu’il pria cette nuit-là. Il s’employa, longtemps allongé, à se demander comment il serait possible de dénouer une situation aussi complexe.

 

Au petit matin, il se mit en selle avec le reste de ses compagnons, et s’en alla. Il ne fut pas surpris de voir que le cousin, le frère de lait dévoué, était venu assister à son départ et lui demander de transmettre toutes sortes de messages à son ami captif pour lui remonter le moral jusqu’à sa libération. C’était une excellente chose que le plus âgé et le plus sage des deux soit là pour soutenir par personne interposée le plus jeune et le plus fou. Mais peut-on mesurer la folie ?

— Je ne me suis pas conduit intelligemment, admit tristement Eliud, tenant l’étrier de Cadfael et s’appuyant à l’épaule tiède du cheval quand le bénédictin fut en selle. Je n’aurais pas dû faire autant d’histoires quand il est parti avec Cadwaladr. Je me demande si je ne l’ai pas poussé plutôt qu’autre chose. Je sais pourtant que c’était une erreur.

— Vous devez reconnaître qu’il s’est vraiment montré stupide, dit Cadfael, rassurant. Son expérience terminée, il voit maintenant cette affaire exactement comme vous. Il ne se jettera plus dans l’action, la tête la première. Et puis, ajouta-t-il, regardant attentivement le grave visage ovale tout proche, je crois savoir que, quand il reviendra, il aura d’autres raisons de s’assagir ? Il va se marier, n’est-ce pas ?

Eliud le dévisagea un moment et ses grands yeux noisette brillèrent comme des lampes. Puis il dit « oui »d’une voix brève et glaciale et détourna la tête.

La Rançon du mort
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